Institut Panafricain du Développement Durable
Avec ses nouvelles directives « Omnibus », l'UE emportée par l'ivresse de sa toute puissance normative a inventé un nouvel instrument juridique pour le moins étrange pour détricoter ses ouvrages en matière environnementale et climatique.
Chacun sait ou devrait savoir que dans le prolongement de la loi française loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, l’Union européenne (UE) a adopté non pas une mais deux directives à certains égards révolutionnaires concernant, d’une part, le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (directive 2024/1760/UE du 13 juin 2024 dite « CS3D » entrée en vigueur le 4 juillet 2024), et d’autre part, la publication d'informations en matière de durabilité (directive 2022/2464/UE du 16 décembre 2022 entrée en vigueur le 5 janvier 2023 dite « CRSD » : Corporate Sustainability Reporting Directive). C’est au nom d’une conception renouvelée de la compétitivité des entreprises que ces directives ont été adoptées, savoir une « nouvelle stratégie de croissance » visant « à transformer l'Union en une économie moderne, efficace dans l'utilisation des ressources et compétitive, caractérisée par l'absence d'émission nette de gaz à effet de serre (GES) d'ici 2050 ». Etant rappelé qu’en vertu des actes fondateurs de l’UE, la prescription d’objectifs est consubstantielle à la définition même de ces instruments très originaux du droit européen dérivé. Comme saisie d’effroi par l’audace qui a pu être la sienne, et par la perspective des condamnations judiciaires de ses plus grands fleurons industriels internationaux dont personne ne sait jusqu’où elles peuvent les conduire s’agissant de réparer des dommages environnementaux et climatiques partout sur la planète, c’est au nom de la même compétitivité des entreprises européennes que sans craindre de se contredire la Commission européenne a publié le 26 février 2025 deux propositions de directives dites « Omnibus », dont l’objet est de remettre en cause les deux directives précitées.
La première dénommée « Stop the clock » qui a été déjà approuvée le 16 avril 2025 a pour objet un décalage dans le temps de dates limites de transposition et d’application des deux directives précitées. La deuxième a pour objet d’alléger sur le fond la charge des entreprises. Ces allègements envisagés sur le fond ne sont pas mineurs. Concernant la directive CSRD il s’agit d’alléger les obligations d'information en matière de durabilité en remplaçant des normes obligatoires par la possibilité pour les entreprises concernées de choisir ou non d'adopter des démarches volontaires. En revenant ainsi longtemps en arrière lorsque la Responsabilité Sociale et Environnementale ne relevait que d’une simple démarche volontaire. Le champ d’application serait rétréci de manière significative pour le limiter aux seules plus grandes entreprises. Le niveau d’exigence concernant l’information requise serait considérablement réduit. Concernant la directive CS3D, la proposition de directive ne modifie pas son champ d’application mais prévoit une réduction importante du contenu des obligations de vigilance en le recentrant sur les seuls « partenaires commerciaux directs » en lieu et place de l'ensemble des acteurs de la chaîne de valeur, ce qui change très considérablement la perspective. Un autre renoncement d’importance serait la suppression d'un régime de responsabilité civile par la directive CS3D qui devait donner lieu à une « réparation intégrale ». La contre-révolution serait-elle en bonne voie ? La toute-puissance normative de l’UE lui permet-elle de détricoter librement les ouvrages qu’elle a tricotés en matière environnementale et climatique ? A la réflexion, diverses considérations pourraient inviter à en douter.
Comme chacun le sait, les directives européennes éclairent les droits internes des Etats membres d’une « étrange lumière » , en ce que leur application indirecte exige que les juridictions nationales interprètent leurs droits dans le sens de la réalisations de leurs objectifs sans attendre la date de leurs transpositions, et quand bien même elles n’aurait pas été transposées dans ce délais. Il apparaît douteux que a directive « Stop the clock » ait le pouvoir de suspendre le cours de l’horloge résultant de cette jurisprudence par laquelle la Cour de justice de l’UE a pris prétexte d’une exigence d’efficacité des directives pour ignorer la spécificité de ces instruments telle qu’elle a été organisée par les traités fondateurs. A Paris, à Berlin et ailleurs, les jurisprudences internes vont poursuivre leur marche en avant sans que l’horloge ne s’arrête pour elles.
Sur le fond, le détricotage du « Pacte vert » européen est-il tout simplement possible ? Une directive européenne peut-elle défaire ce qu’une autre a fait antérieurement en matière environnementale ou climatique ? Peut-elle avoir pour objectif un moins disant environnemental ou climatique ? Peut-elle imposer aux Etats membres de l’Union de détricoter leurs législations internes en ces matières spécifiques ? Pour résumer, le législateur européen peut-il défaire ce qu’il fait en matière environnementale ou climatique ? Nul doute qu’il le peut en matière sociale, consumériste ou régissant le droit des sociétés. Mais s’agissant des droits environnementaux ou climatiques ? Ces questions mériteraient sans doute d’être posées plutôt que de se limiter à commenter l’apparente toute puissance normative du législateur européen de faire ou défaire le droit en ces matières au motif pris du même objectif de la compétitivité de ses entreprises.
L’objection principale est sans doute celle s’induisant de ce que l’environnement et le climat entrent désormais dans le champ de la protection des droits de l’Homme dont la Cour Européenne assure la sauvegarde. Est-il possible pour l’UE de détricoter son propre ouvrage en cette matière ? Rien n’est moins sûr. Ce en vertu notamment du « cliquet anti-retour » dont la protection des droits de l’homme bénéficie dans la jurisprudence, lequel interdit de manière générale aux législateurs de revenir sur la protection des droits de l’Homme qu’ils ont été accordée. Mais ce n’est pas tout. La publication d'informations en matière de durabilité en même temps que le devoir de vigilance ont été élevés désormais au niveau de véritables standards européens de la modernité des affaires, dans l’attente qu’ils en deviennent des principes généraux si tel n’est pas déjà le cas. Il n’est donc nullement acquis par avance que les jurisprudences nationales des Etats membres, qui sont investies de l’application du droit européen, s’inclinent devant les revirements « Omnibus » de son législateur, alors de surcroit que la légalité en est discutable au regard des traités fondamentaux, et notamment en dernière date le Traité de Lisbonne qui a intégré le développement durable comme objectif de l’UE. La résistance trouvera une plus grande liberté encore pour s’exprimer par-devant les juridictions extra-européennes pouvant avoir à connaitre le droit européen, dans le cadre de dommages environnementaux ou climatiques, lorsque la mise en œuvre de leurs règles de conflit de loi s’agissant de délits complexes les conduiront à l’appliquer et à l’interpréter, avec toute la liberté qui sera la leur pour ne pas être elles-mêmes assujetties à l’autorité de la Cour de Justice de l’UE. Il n’apparaît donc nullement acquis par avance que les juridictions mexicaines, chiliennes, sénégalaises, ougandaises ou autres s’inclinent par devant les nouvelles directives européennes « Omnibus ». A suivre …