Institut Panafricain du Développement Durable
Sur la demande de 4 citoyens mexicains et d'une association mexicaine invoquant le droit français, la Cour d'appel de Paris a examiné le 18 juin 2024 le devoir de vigilance de la société française EDF, et statué le même jour concernant les sociétés VIGIE Groupe (ex. VEOLIA SUEZ), et TOTAL ENERGIES.
L’isthme de Tehuantepec, dans l’État d’Oaxaca au Mexique, est une zone très ventée qui attire de nombreux opérateurs éoliens. En 2019, il comptait plus de 1 600 turbines, réparties dans 39 parcs éoliens. Plus de la moitié des 9 millions de mégawatts d’électricité éolienne générée chaque année dans l’État d’Oaxaca est ainsi produite sur le territoire de la seule commune d’Unión Hidalgo qui compte 12 000 habitants, y impliquant une exploitation intensive des terres mais sans véritables retombées économiques pour les populations dont certains foyers n’ont pas même pas accès à l’électricité. Le litige remonte à 2015 avec le lancement du projet de parc éolien Gunaa Sicaru de 300 MW sur une superficie de 4 400 hectares devant être construit en partie sur les terres d’Unión Hidalgo par une filiale mexicaine du géant français de l’énergie EDF SA qui est soumise à la loi française n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre. Au Mexique, les peuples autochtones bénéficient de droits spécifiques qui leurs sont reconnus par la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, ainsi que par la Convention 169 de l'Organisation internationale du travail, notamment le droit à un consentement libre, préalable et informé qui leur permet, dans le cadre d'un processus de consultation organisé par le Secrétariat de l'Energie de participer à la conception, à la mise en œuvre et au suivi des projets et des décisions susceptibles d'avoir un impact sur leur culture, leurs traditions et leurs structures sociales et politiques. Les parties demanderesses reprochent à l’électricien français de ne pas avoir demandé le consentement préalable de la population pour avoir directement négocié et signé des contrats d’usufruit avec certains notables locaux se déclarent propriétaires des terres, alors que ces terres appartiendraient à la communauté. Pour elles, « Notre terre ancestrale nous appartient et nous avons le droit, en tant que communauté, de décider de son utilisation. EDF s'est immiscé dans la prise de décision au sein de notre communauté. La loi française sur le devoir de vigilance impose aux entreprises d’identifier les risques de violation des droits humains résultant de ses activités commerciales. Si de tels risques sont identifiés, elles doivent prendre des mesures propres à atténuer ces risques et à prévenir les atteintes graves aux droits humains. Si elle n’est pas en mesure d’atténuer ces risques, le projet Gunaa Sicaru devrait être annulé ».
Les parties demanderesses ont obtenu du tribunal du premier district d’Oaxaca l'annulation des contrats d'usufruit signés, et en même temps poursuivi la société EDF devant le Tribunal judiciaire de Paris pour ne pas avoir respecté son devoir de vigilance. Ce au motif que son plan de vigilance concernant son projet éolien mexicain ne prévoit aucune action spécifique d'analyse, de hiérarchisation et de remédiation à ces risques. En France, elles ont demandé qu’il soit imposé à EDF de respecter leurs droits, et de suspendre le projet de parc éolien jusqu’à ce que EDF se conforme à son obligation de vigilance. Leurs demandes ayant été intégralement rejetées en première instance le 30 novembre 2021, elles ont interjeté appel. Par son arrêt rendu le 18 juin 2024, la Cour d’appel de Paris infirme partiellement l'ordonnance rendue 30 novembre 2021, déclare recevable la demande tendant à voir condamner EDF à publier un nouveau plan de vigilance, mais la confirme pour le surplus. La Cour d’appel de Paris a donc refusé d’ordonner à EDF des mesures provisoires pour suspendre de manière préventive le développement du projet de parc éolien jusqu’à ce qu’une décision finale sur le fond soit prise, malgré les risques permanents auxquels les membres de la communauté sont confrontés qui ont été documentés. Mais par sa décision de recevabilité, l’arrêt du 18 juin 2024 ouvre désormais la voie pour un examen du procès sur le fond, pour décider notamment si le plan de vigilance d’EDF identifie et prévient de manière adéquate les risques liés aux violations des droits humains. Il constitue pour cette raison une étape cruciale pour que le droit français vienne défendre contre une société française les droits de cette communauté mexicaine. L’arrêt rendu appelle également l’attention en ce que la Cour d’appel ne limite pas le devoir de vigilance aux seules règles commerciales spéciales régissant la conception et l’exécution d’un plan de vigilance, car elle reconnaît également la recevabilité des parties demanderesses à revendiquer le bénéfice du droit civil commun français en matière de prudence. Avec les perspectives potentiellement considérables en résultant.
Dans l’affaire VIGIE Groupe (ex. SUEZ), une filiale de Suez au Chili exploitait une usine de traitement d’eau potable au sein de laquelle le déversement d’hydrocarbures a contaminé en juillet 2019 la source de captage de l’usine et le réseau d’alimentation et les cours d’eau de la commune d’Osorno, provoquant une rupture dans l’accès des habitants à l’eau potable. Deux associations chiliennes critiquaient le plan de vigilance de la société SUEZ en réclamant une cartographie de l'ensemble des sociétés contrôlées par SUEZ que la société est tenue de prendre en compte dans son plan de vigilance, une cartographie hiérarchisée des risques des activités de SUEZ au Chili, ainsi que la méthodologie appliquée pour procéder à cette hiérarchisation, notamment en ce qui concerne les modalités de consultation des communautés locales, ainsi que le détail des mesures d'atténuation des risques et de prévention des atteintes graves aux droits humains que SUEZ met en œuvre, et le dispositif de suivi de ces mesures. Ces associations sont déboutées pour n’avoir pas orienté comme le fallait la mise en demeure préalable qui conditionnait la recevabilité de leur action. L'arrêt rendu souligne l'importance essentielle de cette mise en demeure dans ce contentieux.
Dans l’affaire TOTAL ENERGIES, plusieurs associations ainsi que de nombreuses communes en France incluant Paris ainsi que la ville de New-York critiquaient le plan de vigilance de l’entreprise pour la pousser indirectement à adopter des mesures de vigilance qui la placent sur la trajectoire de décarbonation conforme aux engagements de l'accord de Paris. Pour rejeter l’action de ces collectivités, la Cour se limite à reprendre sa jurisprudence habituelle concernant leur intérêt à agir. Elle infirme néanmoins l’ordonnance rendue en première instance pour admettre que les associations sont recevables à agir. Par son arrêt, elle apporte une précision utile en distinguant clairement d'une part, le devoir de vigilance civiliste de droit commun lequel, en cas de dommage écologique préalablement identifié, permet d’ordonner des mesures propres à réparer, prévenir ou faire cesser ce dommage, et d'autre part le devoir de vigilance commercial qui est spécial, en ce qu'il porte sur l'obligation de publier dans un plan de vigilance les actions à mettre en œuvre pour réduire les risques d'atteintes graves découlant de ses activités. Si, les mesures sollicitées peuvent se rejoindre, elles reposent donc sur des fondements juridiques clairement distincts est autonomes. Ainsi, les deux actions peuvent être mobilisées de façon complémentaire, à charge pour les parties demanderesses de justifier devant le juge du fond du bien fondé de leurs prétentions. L’histoire du contentieux de la vigilance n’est manifestement pas encore écrite. A suivre …